Monsieur le curé,
Je vous ai dit dans ma précédente lettre les motifs
qui me font ne pas répondre article par article à votre brochure ; je ne
les rappellerai pas, et me borne à relever quelques passages.
Vous dites : « Concluons de tout cela que le
Spiritisme doit se borner à combattre le matérialisme, à donner à l'homme des
preuves palpables de son immortalité au moyen des manifestations d'outre-tombe
bien constatées ; que, hors ce cas, tout en lui n'est qu'incertitude,
ténèbres épaisses, illusions, un véritable chaos ; que, comme doctrine
philosophico-religieuse, il n'est qu'une véritable utopie, ainsi que tant
d'autres, consignées dans l'histoire, et dont le temps fera bonne justice, en
dépit de l'armée spirituelle dont vous vous êtes constitué le général en
chef. »
Convenez d'abord, monsieur l'abbé, que vos prévisions
ne se sont guère réalisées, et que le temps ne se presse pas beaucoup de faire
justice du Spiritisme. S'il n'a pas succombé, il ne faut pas en accuser
l'indifférence et la négligence du clergé et de ses partisans ; les
attaques n'ont pas fait défaut : brochures, journaux, sermons,
excommunications, ont fait feu sur toute la ligne ; rien n'a manqué, pas
même le talent et le mérite incontestables de quelques-uns des champions. Si
donc sous une si formidable artillerie les rangs des Spirites ont augmenté au
lieu de diminuer, c'est que le feu s'en est allé en fumée. Encore une fois, une
règle de logique élémentaire nous dit qu'on juge d'une puissance par ses
effets ; vous n'avez pu arrêter le Spiritisme, donc il va plus vite que
vous ; la raison en est qu'il va en avant, tandis que vous poussez en
arrière, et le siècle marche.
En examinant les diverses attaques dirigées contre le
Spiritisme, il en ressort un enseignement grave et triste à la fois ;
celles qui viennent du parti sceptique et matérialiste sont caractérisées par
la négation, la raillerie plus ou moins spirituelle, par des plaisanteries le
plus souvent sottes et plates, tandis que, il est regrettable de le dire, c'est
dans celles du parti religieux que se trouvent les plus grossières injures, les
outrages personnels, les calomnies ; c'est de la chaire que sont tombées
les paroles les plus offensantes ; c'est au nom de l'Eglise qu'a été
publié l'ignoble et mensonger pamphlet sur le prétendu budget du Spiritisme.
J'en ai donné quelques échantillons dans la Revue, et je n'ai pas tout dit, par
déférence, et parce que je sais que tous les membres du clergé sont loin
d'approuver de pareilles choses. Il est utile, cependant, que plus tard on
sache de quelles armes on s'est servi pour combattre le Spiritisme.
Malheureusement les articles de journaux sont fugitifs comme les feuilles qui
les contiennent ; les brochures même n'ont qu'une existence éphémère, et
dans quelques années le nom des plus fougueux et des plus bilieux antagonistes
sera probablement oublié ! Il n'est qu'un moyen de prévenir cet effet du
temps, c'est de collectionner toutes ces diatribes, de quelque côté qu'elles
viennent, et d'en faire un recueil qui ne sera pas une des pages les moins
instructives de l'histoire du Spiritisme. Les documents ne me manquent pas pour
ce travail, et j'ai le regret de dire que ce sont les publications faites au
nom de la religion qui, jusqu'à ce jour, en ont fourni le plus fort contingent.
Je constate avec plaisir que votre brochure au moins fait exception sous le
rapport de l'urbanité, si ce n'est pour la force des arguments.
Selon vous, monsieur l'abbé, tout dans le Spiritisme
n'est qu'incertitude, ténèbres épaisses, illusions, chaos, utopies ; alors
convenez qu'il n'est pas fort dangereux, car personne n'y doit rien comprendre.
Qu'est-ce que l'Église peut avoir à craindre d'une chose aussi saugrenue ?
S'il en est ainsi, pourquoi ce déploiement de forces ? A voir ce
déchaînement on dirait qu'elle a peur. D'ordinaire on ne tire pas le canon
d'alarme contre une mouche qui vole. N'y a-t-il pas contradiction à dire d'un
côté que le Spiritisme est redoutable, qu'il menace la religion, et de l'autre
que ce n'est rien ?
Dans le passage précité, je relève en passant une
erreur, involontaire sans doute, car je ne suppose pas qu'à l'exemple de
quelques-uns de vos collègues, vous altériez sciemment la vérité pour les
besoins de la cause. Vous dites : « En dépit de l'armée spirituelle
dont vous vous êtes constitué le général en chef. » Je vous demanderai
d'abord ce que vous entendez par armée spirituelle ; est-ce l'armée des
Esprits ou celle des Spirites ? La première interprétation vous ferait
dire une absurdité, la seconde une fausseté, en ce qu'il est notoire que je ne
me suis jamais constitué le chef de qui que ce soit. Si les Spirites me donnent
ce titre, c'est par un sentiment spontané de leur part, en raison de la
confiance qu'ils veulent bien m'accorder, tandis que vous donnez à entendre que
je me suis imposé et que j'en ai pris l'initiative, chose que je nie
formellement. Du reste, si le succès de la doctrine que je professe me donne
une certaine autorité sur les adeptes, c'est une autorité purement morale dont
je n'use que pour leur recommander le calme, la modération et l'abstention de
toutes représailles envers ceux qui les traitent le plus indignement, pour les
rappeler, en un mot, à la pratique de charité même envers leurs ennemis.
La partie la plus importante de ce paragraphe est
celle où vous dites que « le Spiritisme doit se borner à combattre le
matérialisme, et à prouver l'immortalité de l'âme par les manifestations
d'outre-tombe. » Le Spiritisme est donc bon à quelque chose. Si les
manifestations d'outre-tombe sont utiles pour détruire le matérialisme et
prouver l'immortalité de l'âme, ce n'est donc pas le diable qui se
manifeste ; pour arriver à cette preuve qui ressort, selon vous, de ces
manifestations, il faut que l'on y reconnaisse ses parents et ses amis ;
les Esprits qui se communiquent sont donc les âmes de ceux qui ont vécu. Ainsi,
monsieur l'abbé, vous êtes en contradiction avec la doctrine professée par
plusieurs de vos illustres confrères, à savoir que le diable seul peut se
communiquer. Est-ce là un point de doctrine ou une opinion personnelle ?
Dans le second cas, l'une n'a pas plus d'autorité que l'autre, dans le premier,
vous frisez l'hérésie.
Il y a plus : puisque les communications d'outre-tombe
sont utiles pour combattre l'incrédulité sur la base fondamentale de la
religion : l'existence et l'immortalité de l'âme ; puisque le
Spiritisme doit s'en servir à cette fin, il est donc permis à chacun de
chercher dans l'évocation le remède au doute que la religion seule n'a pu
vaincre ; il est, par conséquent, permis à tout croyant, à tout bon
catholique, à tout prêtre même d'en user pour ramener au bercail des brebis
égarées. Si le Spiritisme a des moyens de dissiper des doutes que la religion
n'a pu détruire, il offre donc des ressources que la religion ne possède pas,
autrement, il n'y aurait pas un incrédule dans la religion catholique ;
pourquoi donc repousse-t-elle un moyen efficace de sauver des âmes ? D'un
autre côté, comment concilier l'utilité que vous reconnaissez aux
communications d'outre-tombe avec la défense formelle que fait l'Église
d'évoquer les morts ? Puisqu'il est de principe rigoureux qu'on ne peut
être catholique sans se conformer scrupuleusement aux préceptes de l'Église,
que la moindre déviation à ses commandements est une hérésie, vous voilà,
monsieur l'abbé, bien et dûment hérétique, car vous déclarez bon ce qu'elle
condamne. Vous dites que le Spiritisme n'est que chaos et incertitude ;
êtes-vous donc beaucoup plus clair ? De quel côté est l'orthodoxie sur ce
point, puisque les uns pensent d'une façon et d'autres le contraire ?
Comment voulez-vous que l'on soit d'accord quand vous êtes vous-même en
contradiction avec vos paroles ? Votre brochure est intitulée :
Réfutation complÈte de la doctrine spirite au point de vue religieux. Qui dit
complet, dit absolu ; si la réfutation est complète, elle ne doit rien
laisser subsister ; et voilà qu'au point de vue religieux même, vous
reconnaissez une utilité immense à ce que l'Église défend ! Est-il une
utilité plus grande que de ramener à Dieu des incrédules ? Votre brochure
eût été mieux intitulée : Réfutation de la doctrine démoniaque de
l'Eglise. Ce n'est pas, du reste, la seule contradiction que je pourrais relever.
Mais, tranquillisez-vous, car vous n'êtes pas le seul dissident ; je
connais pour ma part bon nombre d'ecclésiastiques qui ne croient pas plus que
vous à la communication exclusive du diable ; qui s'occupent d'évocations
en toute sûreté de conscience ; qui même ne croient pas plus que moi aux
peines irrémissibles et à la damnation éternelle absolue, d'accord en cela avec
plus d'un Père de l'Église, ainsi qu'il vous le sera démontré plus tard. Oui,
beaucoup plus d'ecclésiastiques qu'on ne pense envisagent le Spiritisme d'un
point plus élevé ; frappés de l'universalité des manifestations et du
spectacle imposant de cette marche irrésistible, ils y voient l'aurore d'une
ère nouvelle, et un signe de la volonté de Dieu devant laquelle ils s'inclinent
dans le silence.
Vous dites, monsieur l'abbé, que le Spiritisme devait
s'arrêter à tel point, et ne pas aller au delà. Il faut en tout être conséquent
avec soi-même. Pour que ces âmes puissent convaincre les incrédules de leur
existence, il faut qu'elles parlent ; or, peut-on les empêcher de dire ce
qu'elles veulent ? Est-ce ma faute si elles viennent décrire leur
situation, heureuse ou malheureuse, autrement que l'enseigne l'Église ? si
elles viennent dire qu'elles ont déjà vécu et qu'elles revivront encore
corporellement ? que Dieu n'est ni cruel, ni vindicatif, ni inflexible,
comme on le représente, mais bon et miséricordieux ? si, sur tous les
points du globe où on les appelle pour se convaincre de la vie future, elles
disent la même chose ? Est-ce ma faute enfin si le tableau qu'elles font
de l'avenir réservé aux hommes est plus séduisant que celui que vous
offrez ? si les hommes préfèrent la miséricorde à la damnation ? Qui
a fait la doctrine spirite ? Ce sont leurs paroles, et non mon
imagination ; ce sont les acteurs mêmes du monde invisible, les témoins
oculaires des choses d'outre-tombe qui l'ont dictée, et elle n'a été établie
que sur la concordance de l'immense majorité des révélations faites de tous les
côtés et à des milliers de personnes que je n'ai jamais vues. Je n'ai donc fait
dans tout ceci que recueillir et coordonner méthodiquement l'enseignement donné
par les Esprits ; sans tenir aucun compte des opinions isolées, j'ai
adopté celles du plus grand nombre, écartant toutes les idées systématiques,
individuelles, excentriques ou en contradiction avec les données positives de
la science.
De ces enseignements et de leur concordance, ainsi que
de l'observation attentive des faits, il ressort que les manifestations
spirites n'ont rien de surnaturel, mais sont au contraire le résultat d'une loi
de la nature, inconnue jusqu'à ce jour, comme l'ont été longtemps celles de la
gravitation, du mouvement des astres, de la formation de la terre, de
l'électricité, etc. Dès lors que cette loi est dans la nature, elle est l'œuvre
de Dieu, à moins de dire que la nature est l'œuvre du diable ; cette loi,
expliquant une foule de choses inexplicables sans cela, a converti autant
d'incrédules à l'existence de l'âme que le fait proprement dit des
manifestations, et la preuve en est dans le grand nombre de matérialistes
ramenés à Dieu par la seule lecture des ouvrages, sans avoir rien vu. Eût-il
mieux valu qu'ils restassent dans l'incrédulité, au risque même de n'être pas
tout à fait dans l'orthodoxie catholique ?
La doctrine spirite n'est donc point mon œuvre, mais
celle des Esprits ; or, si ces Esprits sont les âmes des hommes, elle ne
peut être l'œuvre du démon. Si c'était ma conception personnelle, en voyant son
prodigieux succès, je ne pourrais que m'en féliciter ; mais je ne saurais
m'attribuer ce qui n'est pas de moi. Non, elle n'est point l'œuvre d'un seul,
ni homme ni Esprit, qui, quel qu'il fût, n'aurait pu lui donner une sanction
suffisante, mais d'une multitude d'Esprits, et c'est là ce qui fait sa force,
car chacun est à même d'en recevoir la confirmation. Le temps, comme vous le
dites, en fera-t-il bonne justice ? Il faudrait pour cela qu'elle cessât
d'être enseignée, c'est-à-dire que les Esprits cessassent d'exister et de se
communiquer par toute la terre ; il faudrait en outre qu'elle cessât
d'être logique et de satisfaire aux aspirations des hommes. Vous ajoutez que
vous espérez que je reviendrai de mon erreur ; je ne le pense pas, et,
franchement, ce ne sont pas les arguments de votre brochure qui me feront
changer d'avis, ni déserter le poste où la Providence m'a placé, poste où j'ai
toutes les joies morales auxquelles un homme peut aspirer sur la terre, en
voyant fructifier ce qu'il a semé. C'est un bonheur bien grand et bien doux, je
vous assure, que la vue des heureux que l'on fait, de tant d'hommes arrachés au
désespoir, au suicide, à la brutalité des passions et ramenés au bien ;
une seule de leurs bénédictions me paye largement de toutes mes fatigues et de
toutes les insultes ; ce bonheur, il n'est au pouvoir de personne de me
l'enlever ; vous ne le connaissez pas, puisque vous voudriez me
l'ôter ; je vous le souhaite de toute mon âme ; essayez-en, et vous
verrez.
Monsieur l'abbé, je vous ajourne à dix ans pour voir
ce que vous penserez alors de la doctrine.
Agréez, etc.
Allan Kardec.