Société parisienne des études spirites - Discours de M. Allan Kardec - Au renouvellement de l'année sociale, le 1er avril 1862.
Messieurs et chers collègues,
La Société parisienne des études spirites a commencé
sa cinquième année le 1er avril 1862, et jamais, il faut en convenir, elle ne
l'a fait sous de meilleurs auspices. Ce fait n'a pas seulement de l'importance
à notre point de vue personnel, mais il est surtout caractéristique au point de
vue de la doctrine en général, car il prouve d'une manière évidente
l'intervention de nos guides spirituels. Il serait superflu de vous rappeler la
modeste origine de la Société, ainsi que les circonstances, en quelque sorte
providentielles, de sa constitution ; circonstances auxquelles un Esprit
éminent, alors au pouvoir, et depuis rentré dans le monde des Esprits, nous a
dit lui-même avoir puissamment contribué.
La Société, vous vous le rappelez, messieurs, a eu ses
vicissitudes ; elle avait dans son sein des éléments de dissolution,
provenant de l'époque où elle se recrutait un peu trop facilement, et son
existence fut même un instant compromise. A ce moment, je mis en doute son
utilité réelle, non comme simple réunion, mais comme société constituée.
Fatigué de ces tiraillements, j'étais résolu de me retirer ; j'espérais
qu'une fois libre des entraves semées sur ma route, je n'en travaillerais que
mieux à la grande œuvre entreprise. J'en fus dissuadé par de nombreuses
communications spontanées qui me furent données de différents côtés ; il
en est une, entre autres, dont je crois utile aujourd'hui de vous donner la
substance, parce que les évènements ont justifié les prévisions. Elle était
ainsi conçue :
« La Société formée par nous avec ton concours
est nécessaire ; nous voulons qu'elle subsiste et elle subsistera, malgré
le mauvais vouloir de quelques-uns, comme tu le reconnaîtras plus tard.
Lorsqu'un mal existe, il ne se guérit pas sans crise ; il en est ainsi du
petit au grand : dans l'individu comme dans les sociétés ; dans les
sociétés comme chez les peuples ; chez les peuples comme il en sera dans
l'humanité. Notre Société, disons-nous, est nécessaire ; lorsqu'elle cessera
de l'être sous forme actuelle, elle se transformera comme toutes choses. Quant
à toi, tu ne peux pas, tu ne dois pas te retirer ; nous ne prétendons
cependant pas enchaîner ton libre arbitre ; nous disons seulement que ta
retraite serait une faute que tu regretterais un jour, parce qu'elle
entraverait nos desseins… »
Depuis lors deux ans se sont écoulés, et, comme vous
le voyez, la Société est heureusement sortie de cette crise passagère dont
toutes les péripéties m'ont été signalées, et dont un des résultats a été de
nous donner une leçon d'expérience que nous avons mise à profit, et qui a
provoqué des mesures dont nous n'avons qu'à nous applaudir. La Société,
débarrassée des soucis inhérents à son état antérieur, a pu poursuivre ses
études sans entraves ; aussi ses progrès ont-ils été rapides, et elle a
grandi à vue d'œil, je ne dirai pas numériquement, quoiqu'elle soit plus
nombreuse qu'elle n'a jamais été, mais en importance. Quatre-vingt-sept
membres, participant aux cotisations annuelles, ont figuré sur la liste de
l'année qui vient de s'écouler, sans compter les membres honoraires et les
correspondants. Il lui eût été facile de doubler et même de tripler ce nombre,
si elle eût visé aux recettes ; elle n'avait qu'à entourer les admissions
de moins de difficultés ; or, loin de diminuer ces difficultés, elle les a
augmentées, parce qu'étant une Société d'études, elle n'a pas voulu s'écarter
des principes de son institution, et qu'elle n'en a jamais fait une question
d'intérêt matériel ; ne cherchant point à thésauriser, il lui était
indifférent d'être un peu plus ou un peu moins nombreuse. Sa prépondérance ne
tient donc nullement au nombre de ses membres ; elle est dans les idées
qu'elle étudie, qu'elle élabore et qu'elle répand ; elle ne fait point de
propagande active ; elle n'a ni agents ni émissaires ; elle ne
sollicite personne de venir à elle, et, ce qui peut sembler extraordinaire,
c'est à cette réserve même qu'elle doit son influence. Voici, à ce sujet, quel
est son raisonnement. Si les idées spirites étaient fausses, rien ne saurait
leur faire prendre racine, car toute idée fausse n'a qu'une existence
passagère ; si elles sont vraies, elles s'établiront quand même, par la
conviction, et le plus mauvais moyen de les propager serait de les imposer, car
toute idée imposée est suspecte et trahit sa faiblesse. Les idées vraies
doivent être acceptées par la raison et le bon sens ; là où elles ne
germent pas, c'est que la saison n'est pas venue ; il faut attendre et se
borner à jeter la graine au vent, parce que, tôt au tard, il se trouvera
quelques semences qui tomberont sur une terre moins aride.
Le nombre des membres de la Société est donc une
question très secondaire ; car aujourd'hui, moins que jamais, elle ne
pourrait avoir la prétention d'absorber tous les adeptes ; son but est,
par ses études consciencieuses, faites sans préjugés et sans parti pris,
d'élucider les diverses parties de la science spirite, de rechercher les causes
des phénomènes, et de recueillir toutes les observations de nature à éclairer
la question si importante et si palpitante d'intérêt de l'état du monde
invisible, de son action sur le monde visible et des innombrables conséquences
qui en découlent pour l'humanité. Par sa position et par la multiplicité de ses
rapports, elle se trouve dans les conditions les plus favorables pour observer
bien et beaucoup. Son but est donc essentiellement moral et
philosophique ; mais ce qui surtout a donné du crédit à ses travaux, c'est
le calme, la gravité qu'elle y apporte ; c'est que tout y est discuté
froidement, sans passion, comme doivent le faire des gens qui cherchent de
bonne foi à s'éclairer ; c'est parce qu'on sait qu'elle ne s'occupe que de
choses sérieuses ; c'est enfin l'impression que les nombreux étrangers
venus souvent des pays lointains pour y assister ont emportée de l'ordre et de
la dignité de ses séances.
Aussi la ligne qu'elle a suivie porte ses
fruits ; les principes qu'elle professe, basés sur des observations
consciencieuses, servent aujourd'hui de règle à l'immense majorité des
Spirites. Vous avez vu successivement tomber devant l'expérience la plupart des
systèmes éclos au début, et c'est à peine si quelques-uns conservent encore de
rares partisans ; ceci est incontestable. Quelles sont donc les idées qui
grandissent, et quelles sont celles qui déclinent ? C'est une question de
fait. La doctrine de la réincarnation est le principe qui a été le plus
controversé, et ses adversaires n'ont rien épargné pour le battre en brèche,
pas même les injures et les grossièretés, cet argument suprême de ceux qui sont
à bout de bonnes raisons ; il n'en a pas moins fait son chemin, parce
qu'il s'appuie sur une logique inflexible ; que sans ce levier on se
heurte contre des difficultés insurmontables, et parce qu'enfin on n'a rien
trouvé de plus rationnel à mettre à la place.
Il est pourtant un système dont on fait plus que
jamais étalage aujourd'hui, c'est le système diabolique. Dans l'impossibilité
de nier les faits de manifestations, un parti prétend prouver qu'ils sont
l'œuvre exclusive du diable. L'acharnement qu'il y apporte prouve qu'il n'est
pas bien sûr d'avoir raison, tandis que les Spirites ne s'émeuvent pas le moins
du monde de ce déploiement de forces qu'ils laissent s'user. En ce moment il
fait feu sur toute la ligne : discours, petites brochures, gros volumes,
articles de journaux, c'est une attaque générale pour démontrer quoi ? Que
les faits qui, selon nous, témoignent de la puissance et de la bonté de Dieu,
témoignent au contraire de la puissance du diable ; d'où il résulte que le
diable, pouvant seul se manifester, est plus puissant que Dieu. En attribuant
au diable tout ce qui est bon dans les communications, c'est retirer le bien à
Dieu pour en faire hommage au diable. Nous croyons être plus respectueux que
cela envers la Divinité. Au reste, comme je l'ai dit, les Spirites ne
s'inquiètent guère de cette levée de boucliers qui aura pour effet de détruire
un peu plus tôt le crédit de Satan.
La Société de Paris, sans l'emploi de moyens
matériels, et quoique restreinte numériquement par sa volonté, n'en a pas moins
fait une propagande considérable par la force de l'exemple, et la preuve en
est, c'est le nombre incalculable de groupes spirites qui se forment sur les
mêmes errements, c'est-à-dire d'après les principes qu'elle professe ;
c'est le nombre des sociétés régulières qui s'organisent et demandent à se
placer sous son patronage ; il y en a dans plusieurs villes de France et
de l'étranger, en Algérie, en Italie, en Autriche, au Mexique, etc. ; et
qu'avons-nous fait pour cela ? Avons-nous été les chercher ; les
solliciter ? avons-nous envoyé des émissaires, des agents ? Pas le
moins du monde ; nos agents sont les ouvrages. Les idées spirites se
répandent dans une localité ; elles n'y trouvent d'abord que quelques
échos, puis, de proche en proche ; elles gagnent du terrain ; les
adeptes éprouvent le besoin de se réunir, moins pour faire des expériences que
pour s'entretenir d'un sujet qui les intéresse ; de là les milliers de
groupes particuliers qu'on peut appeler groupes de famille ; dans le
nombre quelques-uns acquièrent une importance numérique plus grande ; on
nous demande des conseils, et voilà comment se forme insensiblement ce réseau
qui a déjà des jalons sur tous les points du globe.
Ici, messieurs, se place naturellement une observation
importante sur la nature des rapports qui existent entre la Société de Paris et
les réunions ou sociétés qui se fondent sous ses auspices, et qu'on aurait tort
de considérer comme des succursales. La Société de Paris n'a sur elles d'autre
autorité que celle de l'expérience, mais, comme je l'ai dit dans une autre
occasion, elle ne s'immisce en rien dans leurs affaires ; son rôle se
borne à des avis officieux quand on lui en demande. Le lien qui les unit est
donc un lien purement moral, fondé sur la sympathie et la similitude des
idées ; il n'y a entre elles aucune affiliation, aucune solidarité
matérielle ; le seul mot d'ordre est celui qui doit rallier tous les
hommes : charité et amour du prochain, mot d'ordre pacifique et qui ne
saurait porter ombrage.
La majeure partie des membres de la Société réside à
Paris ; elle en compte cependant plusieurs qui habitent la province ou
l'étranger, et qui, quoique n'y assistant que très exceptionnellement, il en
est même qui ne sont jamais venus à Paris depuis sa fondation, ont tenu à
honneur d'en faire partie. Outre les membres proprement dits, elle a des
correspondants, mais dont les rapports, purement scientifiques, n'ont pour
objet que de la tenir au courant du mouvement spirite dans les différentes localités,
et me fournissent des documents pour l'histoire de l'établissement du
Spiritisme dont je rassemble les matériaux. Parmi les adeptes, il en est qui se
distinguent par leur zèle, leur abnégation, leur dévouement à la cause du
Spiritisme ; qui payent de leur personne, non en paroles, mais en
actions ; la Société est heureuse de leur donner un témoignage particulier
de sympathie en leur conférant le titre de membre honoraire.
Depuis deux ans la Société a donc grandi en crédit et
en importance ; mais des progrès sont en outre signalés par la nature des
communications qu'elle reçoit des Esprits. Depuis quelque temps, en effet, ces
communications ont acquis des proportions et des développements qui ont de
beaucoup dépassé notre attente ; ce ne sont plus, comme naguère de courts
fragments de morale banale ; mais des dissertations où les plus hautes
questions de philosophie sont traitées avec une ampleur et une profondeur de
pensées qui en font de véritables discours. C'est ce qu'ont remarqué la plupart
des lecteurs de la Revue.
Je suis heureux de signaler un autre progrès en ce qui
concerne les médiums ; jamais, à aucune autre époque, nous n'en avons vu
autant prendre part à nos travaux, puisqu'il nous est arrivé d'avoir jusqu'à
quatorze communications dans une même séance. Mais ce qui est plus précieux que
la quantité, c'est la qualité, dont on peut juger par l'importance des
instructions qui nous sont données. Tout le monde n'apprécie pas la qualité
médianimique au même point de vue ; il en est qui la mesurent à
l'effet ; pour eux, les médiums véloces sont les plus remarquables et les
meilleurs ; pour nous qui cherchons avant tout l'instruction, nous
attachons plus de prix à ce qui satisfait la pensée qu'à ce qui ne satisfait
que les yeux ; nous préférons donc un médium utile avec lequel nous
apprenons quelque chose, à un médium étonnant avec lequel nous n'apprenons
rien. Sous ce rapport, nous n'avons pas à nous plaindre, et nous devons
remercier les Esprits d'avoir tenu la promesse qu'ils nous ont faite de ne pas
nous laisser au dépourvu. Voulant élargir le cercle de leur enseignement, ils
devaient aussi multiplier les instruments.
Mais il est un point plus important encore, sans
lequel cet enseignement n'eût produit que peu ou point de fruits. Nous savons
que tous les Esprits sont loin d'avoir la souveraine science et qu'ils peuvent
se tromper ; que souvent ils émettent leurs propres idées qui peuvent être
justes ou fausses ; que les Esprits supérieurs veulent que notre jugement
s'exerce à discerner le vrai du faux, ce qui est rationnel de ce qui est
illogique ; c'est pourquoi nous n'acceptons jamais rien les yeux fermés.
Il ne saurait donc y avoir d'enseignement profitable sans discussion ;
mais comment discuter des communications avec des médiums qui ne souffrent pas
la moindre controverse, qui se blessent d'une remarque critique, d'une simple
observation, et trouvent mauvais qu'on n'applaudisse pas à tout ce qu'ils
obtiennent, fût-ce même entaché des plus grossières hérésies
scientifiques ? Cette prétention serait déplacée si ce qu'ils écrivent
était le produit de leur intelligence ; elle est ridicule dès lors qu'ils
ne sont que des instruments passifs, car ils ressemblent à un acteur qui
s'offusquerait si l'on trouvait mauvais les vers qu'il est chargé de réciter.
Leur propre Esprit ne pouvant se froisser d'une critique qui ne l'atteint pas,
c'est donc l'Esprit qui se communique qui se blesse, et qui transmet son
impression au médium ; par cela même cet Esprit trahit son influence,
puisqu'il veut imposer ses idées par la foi aveugle et non par le raisonnement,
ou, ce qui revient au même, puisqu'il veut raisonner tout seul. Il en résulte
que le médium qui est dans cette disposition est sous l'empire d'un Esprit qui
mérite peu de confiance, dès lors qu'il montre plus d'orgueil que de
savoir ; aussi, savons-nous que les Esprits de cette catégorie éloignent
généralement leurs médiums des centres où ils ne sont pas acceptés sans
réserve.
Ce travers, chez les médiums qui en sont atteints, est
un très grand obstacle pour l'étude. Si nous ne cherchions que les effets, ce
serait sans importance pour nous ; mais comme nous cherchons
l'instruction, nous ne pouvons nous dispenser de discuter, au risque de
déplaire aux médiums ; aussi quelques-uns se sont-ils retirés jadis, comme
vous le savez, pour ce motif, quoique non avoué, et parce qu'ils n'avaient pu
se poser devant la Société en médiums exclusifs, et comme interprètes
infaillibles des puissances célestes ; à leurs yeux, ce sont ceux qui ne
s'inclinent pas devant leurs communications qui sont obsédés ; il en est
même qui poussent la susceptibilité au point de se formaliser de la priorité
donnée à la lecture des communications obtenues par d'autres médiums ;
qu'est-ce donc, quand une autre communication est préférée à la leur ? On
comprend la gêne qu'impose une pareille situation. Fort heureusement pour
l'intérêt de la science spirite, tous ne sont pas de même, et je saisis avec
empressement cette occasion d'adresser au nom de la Société des remerciements à
ceux qui nous prêtent aujourd'hui leur concours avec autant de zèle que de
dévouement, sans calculer leur peine ni leur temps, et qui, ne prenant
nullement fait et cause pour leurs communications, sont les premiers à aller
au-devant de la controverse dont elles peuvent être l'objet.
En résumé, messieurs, nous ne pouvons que nous
féliciter de l'état de la Société au point de vue moral ; il n'est
personne qui n'ait remarqué dans l'esprit dominant une différence notable,
comparativement à ce qu'il était dans le principe, dont chacun ressent
instinctivement l'impression, et qui s'est traduite en maintes circonstances
par des faits positifs. Il est incontestable qu'il y règne moins de gêne et
moins de contrainte, tandis qu'un sentiment de mutuelle bienveillance s'y fait
sentir. Il semble que les Esprits brouillons, en voyant leur impuissance à
semer la défiance, ont pris le sage parti de se retirer. Nous ne pouvons aussi
qu'applaudir à l'heureuse pensée de plusieurs membres d'organiser chez eux des
réunions particulières ; elles ont l'avantage d'établir des rapports plus
intimes ; ce sont, en outre, des centres pour une foule de personnes qui
ne peuvent se rendre à la Société ; où l'on peut puiser une première
initiation ; où l'on peut faire une multitude d'observations qui viennent
ensuite converger au centre commun ; ce sont enfin des pépinières pour la
formation des médiums. Je remercie bien sincèrement les personnes qui m'ont
fait l'honneur de m'offrir d'en prendre la direction, mais cela m'est
matériellement impossible ; je regrette même beaucoup de ne pouvoir m'y
rendre aussi souvent que je le désirerais. Vous connaissez mon opinion touchant
les groupes particuliers ; je fais donc des vœux pour leur multiplication,
dans la Société ou hors de la Société, à Paris ou ailleurs, parce que ce sont
les agents les plus actifs de propagande.
Sous le rapport matériel, notre trésorier vous a rendu
compte de la situation de la Société. Notre budget, comme vous le savez,
messieurs, est fort simple, et pourvu qu'il y ait équilibre entre l'actif et le
passif, c'est l'essentiel, puisque nous ne cherchons point à capitaliser.
Prions donc les bons Esprits qui nous assistent, et en
particulier notre président spirituel saint Louis, de vouloir bien nous
continuer la bienveillante protection qu'ils nous ont si visiblement accordée
jusqu'à ce jour, et dont nous nous efforcerons de plus en plus de nous rendre
dignes.
Il me reste à vous entretenir, messieurs, d'une chose
importante, je veux parler de l'emploi des dix mille francs qui m'ont été
envoyés, il y a environ deux ans, par une personne abonnée à la Revue spirite,
et qui a voulu rester inconnue, pour être employés dans l'intérêt du
Spiritisme. Ce don, vous vous le rappelez sans doute, m'a été fait
personnellement, sans affectation spéciale, sans récépissé, et sans que j'eusse
à en rendre compte à qui que ce soit.
En faisant part de cette heureuse circonstance à la
Société, j'ai déclaré, dans la séance du 17 février 1860, que je n'entendais
nullement me prévaloir de cette marque de confiance, et que je n'en tenais pas
moins, pour ma propre satisfaction, à ce que l'emploi des fonds fût soumis à un
contrôle ; et j'ai ajouté : « Cette somme formera le premier
fonds d'une caisse spéciale, sous le nom de Caisse du Spiritisme, et qui n'aura
rien de commun avec mes affaires personnelles. Cette caisse sera ultérieurement
augmentée des sommes qui pourront lui arriver d'autres sources, et
exclusivement affectée aux besoins de la doctrine et au développement des idées
spirites. Un de mes premiers soins sera de pourvoir à ce qui manque
matériellement à la Société pour la régularité de ses travaux, et à la création
d'une bibliothèque spéciale. J'ai prié plusieurs de nos collègues de vouloir
bien accepter le contrôle de cette caisse, et de constater, à des époques qui
seront ultérieurement déterminées, l'utile emploi des fonds. »
Cette commission, aujourd'hui dispersée en partie par
les circonstances, sera complétée quand besoin sera, et tous les documents lui
seront alors fournis. En attendant, et comme, en vertu de la liberté absolue
qui m'était laissée, j'ai jugé à propos d'appliquer cette somme au
développement de la Société, c'est à vous, messieurs, que je crois devoir
rendre compte de sa situation, autant pour ma décharge personnelle que pour
votre édification. Je tiens surtout à ce que l'on comprenne bien
l'impossibilité matérielle de prendre sur ces fonds pour des dépenses dont
l'urgence cependant se fait de jour en jour mieux sentir, en raison de
l'extension des travaux que réclame le Spiritisme.
La Société, vous le savez, messieurs, sentait vivement
les inconvénients de n'avoir pas un local spécial pour ses séances, et où elle
pût avoir ses archives sous la main. Pour des travaux comme les nôtres, il faut
en quelque sorte un lieu consacré où rien ne puisse troubler le
recueillement ; chacun déplorait la nécessité où nous étions de nous
réunir dans un établissement public, peu en harmonie avec la gravité de nos
études. Je crus donc faire une chose utile en lui donnant les moyens d'avoir un
local plus convenable à l'aide des fonds que j'avais reçus.
D'un autre côté, les progrès du Spiritisme amenant
chez moi un nombre sans cesse croissant de visiteurs nationaux et étrangers,
nombre qui peut s'évaluer de douze à quinze cents par an, il était préférable
de les recevoir au siège même de la Société, et à cet effet d'y concentrer
toutes les affaires et tous les documents concernant le Spiritisme.
En ce qui me concerne, j'ajouterai que, me donnant
tout entier à la doctrine, il devenait en quelque sorte nécessaire, pour éviter
des pertes de temps, que j'y eusse mon domicile, ou tout au moins un
pied-à-terre. Pour moi personnellement, je n'en avais nullement besoin, puisque
j'ai dans ma maison un appartement qui ne me coûte rien, plus agréable à tous
égards, et où j'habite aussi souvent que mes occupations me le permettent. Un
second appartement eût été pour moi une charge inutile et onéreuse. Donc, sans
le Spiritisme, je serais tranquillement chez moi, avenue de Ségur, et non ici,
obligé de travailler du matin au soir, et souvent du soir au matin, sans même
pouvoir prendre un repos qui quelquefois me serait bien nécessaire ; car
vous savez que je suis seul pour suffire à une besogne dont on se figure
difficilement l'étendue, et qui augmente nécessairement avec l'extension de la
doctrine.
Cet appartement-ci réunit les avantages désirables par
ses dispositions intérieures et par sa situation centrale ; sans avoir
rien de somptueux, il est très convenable ; mais les ressources de la
Société étant insuffisantes pour payer l'intégralité du loyer, j'ai dû parfaire
la différence avec les fonds de la donation ; sans cela la Société eût été
dans la nécessité de rester dans la situation précaire, mesquine et incommode
où elle était auparavant. Grâce à ce supplément, elle a pu donner à ses travaux
des développements qui l'ont promptement posée dans l'opinion d'une manière
avantageuse et profitable pour la doctrine. C'est donc l'emploi passé et la
destination future des fonds de la donation que je crois devoir vous
communiquer.
Le loyer de l'appartement est de 2 500 fr.
par an, et avec les accessoires de 2 530 fr. Les contributions sont
de 198 fr. ; total, 2 728 fr. La Société en paie pour sa
part 1 200 fr. ; il reste donc à parfaire 1 528 fr.
Le bail a été fait pour trois, six, ou neuf années,
qui ont commencé le 1er avril 1860. En le calculant pour six ans seulement à
1 528 fr., cela fait 9 168 fr. ; à quoi il faut
ajouter, pour achat, de mobilier et frais d'installation, 900 fr. ;
pour dons et secours à divers, 80 fr. ; total des dépenses
10 148 fr., sans compter l'imprévu, à payer avec le capital de
10 000 fr.
Il y aura donc à fin de bail, c'est-à-dire dans quatre
ans, un excédant de dépense. Vous voyez, messieurs, qu'il ne faut pas songer à
en distraire la moindre somme, si nous voulons arriver au bout. Que fera-t-on
alors ? Ce qu'il plaira à Dieu et aux bons Esprits, qui m'ont dit de ne
m'inquiéter de rien.
Je ferai remarquer que si la somme affectée à l'achat
du matériel et aux frais d'installation n'est que de 900 fr., c'est que je
n'y comprends que ce qui a été rigoureusement dépensé sur le capital. S'il
avait fallu se procurer tout le mobilier qui est ici, je ne parle que des
pièces à réception, il aurait fallu trois ou quatre fois plus, et alors la
Société, au lieu de six ans de bail, n'en aurait eu que trois. C'est donc mon
mobilier personnel qui sert en majeure partie, et qui, vu l'usage, aura reçu un
rude échec.
En résumé, cette somme de 10 000 fr., que
quelques-uns croyaient inépuisable, se trouve presque entièrement absorbée par
le loyer, qu'il importait avant tout d'assurer pour un certain temps, sans
qu'il ait été possible d'en distraire une partie pour d'autres usages,
notamment pour l'achat des ouvrages anciens et modernes, français et étrangers,
nécessaires à la formation d'une grande bibliothèque spirite, ainsi que j'en
avais le projet ; ce seul objet n'eût pas coûté moins de 3 à
4 000 fr.
Il en résulte que toutes les dépenses en dehors du
loyer, telles que les voyages et une foule de frais nécessités par le
Spiritisme, et qui ne s'élèvent pas à moins de 2 000 fr., par an,
sont à ma charge personnelle, et cette somme n'est pas sans importance sur un
budget restreint qui ne se solde qu'à force d'ordre, d'économie et même de
privations.
Ne croyez pas, messieurs, que je veuille m'en faire un
mérite ; en agissant ainsi, je sais que je sers une cause auprès de
laquelle la vie matérielle n'est rien, et à laquelle je suis tout prêt à
sacrifier la mienne ; peut-être un jour aurai-je des imitateurs ;
j'en suis du reste bien récompensé par la vue des résultats que j'ai obtenus.
Si je regrette une chose, c'est que l'exiguïté de mes ressources ne me permette
pas de faire davantage ; car avec des moyens d'exécution suffisants,
employés à propos, avec ordre et pour des choses vraiment utiles, on avancerait
d'un demi-siècle l'établissement définitif de la doctrine.