La Croix Au milieu des révolutions humaines, au milieu de tous les troubles, de tous les déchaînements de la pensée, s'élève une croix haute et simple, et cette croix est fixée sur un autel de pierre. Un jeune enfant, sculpté dans la pierre, tient dans ses deux petites mains une banderole sur laquelle on lit ce mot : Simplicitas. Philanthropes, philosophes, déistes, poètes, venez lire et contempler ce mot : c'est tout l'Évangile, toute l'explication du christianisme. Philanthropes, n'inventez pas la philanthropie : il n'y a que la charité ; philosophes, n'inventez pas une sagesse, il n'y en a qu'une ; déistes, n'inventez pas un Dieu, il n'y en a qu'un ; poètes, ne troublez pas le cœur de l'homme. Philanthropes, vous voulez briser les chaînes matérielles qui retiennent l'humanité captive ; philosophes, vous élevez des panthéons ; poètes, vous idéalisez le fanatisme ; arrière ! vous êtes de ce monde, et le Christ a dit : « Mon royaume n'est pas de ce monde. » Oh ! vous êtes trop de ce monde de boue pour comprendre ces sublimes paroles ; et si quelque juge assez puissant pouvait vous dire : « Êtes-vous les fils de Dieu ? » votre volonté mourrait au fond de votre gorge, et vous ne pourriez répondre comme Christ en face de l'humanité : « Vous l'avez dit. » — « Vous êtes tous des dieux, a dit le Christ, quand la langue de feu descend sur vos têtes et pénètre votre cœur ; vous êtes tous des dieux quand vous parcourez la terre au nom de la charité ; mais vous êtes les fils du monde quand vous contemplez les peines présentes de l'humanité et que vous ne songez pas à son avenir divin. » Homme ! que ce soit ton cœur qui lise ce mot et non tes yeux de chair ; Christ n'a pas élevé de Panthéon : il a élevé une croix.
Bienheureux les pauvres d'esprit. Les différentes actions méritoires de l'Esprit après la mort sont surtout celles du cœur, plus que celles de l'intelligence. Bienheureux les pauvres d'esprit ne veut pas dire uniquement bienheureux les imbéciles, mais bienheureux aussi ceux qui, comblés des dons de l'intelligence, n'en font point usage pour le mal, car c'est une arme bien puissante pour entraîner les masses. Cependant, comme disait Gérard de Nerval dernièrement
[1], l'intelligence méconnue sur terre sera un très grand mérite devant Dieu. En effet, l'homme puissant en intelligence, et luttant contre toutes les circonstances malheureuses qui viennent l'assaillir, doit se réjouir de ces paroles : « Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ; » ce qui ne doit pas s'entendre dans l'ordre uniquement matériel, mais aussi pour les manifestations de l'esprit et les œuvres de l'intelligence humaine. Les qualités du cœur sont méritoires, parce que les circonstances qui peuvent les empêcher sont bien petites, bien rares, bien futiles. La charité doit briller partout, malgré tout, pour tous, comme le soleil est pour tout le monde. L'homme peut empêcher l'intelligence de son prochain de se manifester, mais il ne peut rien sur le cœur. Les luttes contre l'adversité, les angoisses de la douleur, peuvent paralyser les élans du génie, mais elles ne peuvent arrêter ceux de la charité.
L'Esclavage L'esclavage ! Quand on prononce ce nom, le cœur a froid, parce qu'il voit devant lui l'égoïsme et l'orgueil. Un prêtre, lorsqu'il vous parle de l'esclavage, entend cet esclavage de l'âme qui abaisse l'esprit de l'homme et lui fait oublier sa conscience, c'est-à-dire sa liberté. Oh ! oui, cet esclavage de l'âme est horrible, et excite chaque jour l'éloquence de plus d'un prédicateur ; mais l'esclavage de l'ilote, l'esclavage du nègre, que devient-il à ses yeux ? Devant cette question le prêtre montre la croix et dit : « Espérez. » C'est, en effet, pour ces malheureux la consolation à offrir, et elle leur dit : « Quand votre corps sera déchiré sous le fouet, et que vous mourrez à la peine, ne songez plus à la terre ; songez au ciel. »
Ici nous touchons à une de ces questions graves et terribles qui bouleversent l'âme humaine et la jettent dans l'incertitude. Le nègre est-il à la hauteur des peuples de l'Europe, et la prudence humaine ou plutôt la justice humaine doit-elle leur montrer l'émancipation comme le plus sûr moyen d'arriver au progrès de la civilisation ? Les philanthropes, à cette question, montrent l'Évangile et disent : Jésus a-t-il parlé d'esclaves ? Non ; mais Jésus a parlé de résignation et a dit cette parole sublime : « Mon royaume n'est pas de ce monde. » John Brown, quand je contemple votre cadavre au gibet, je me sens saisi d'une pitié profonde et d'une admiration enthousiaste ; mais la raison, cette brutale raison qui nous ramène sans cesse au pourquoi, nous fait dire en nous-mêmes : « Qu'auriez-vous fait après la victoire ? »
Allan Kardec.
[1] Allusion à une communication de Gérard de Nerval.