Réflexions sur les lettres précédentes
Cela tient sans doute au défaut de perspicacité de notre intelligence,
mais nous avouons en toute humilité n'être pas plus éclairé
qu'auparavant ; nous dirons même que les explications ci-dessus viennent
confirmer notre opinion. Il nous avait été dit que l'auteur du projet
avait un programme bien défini, mais qu'il se réservait de le faire
connaître lorsque les adhésions seraient suffisantes. Cette manière de
procéder ne nous paraissait ni logique, ni pratique, car en on ne peut
rationnellement adhérer à ce que l'on ne connaît pas ; or, la lettre que
M. Macé a bien voulu nous écrire, ne donne nullement à entendre qu'il
en soit ainsi ; elle dit au contraire : « Chaque groupe aura
nécessairement à faire lui-même son programme, ce qui signifie que
l'auteur n'en a pas un qui lui soit personnel. Il en résulte que s'il y a
mille groupes, il peut y avoir mille programmes ; c'est la porte
ouverte à l'anarchie des systèmes.
Il ajoute, il est vrai, que
le point capital est précisé de la manière la plus claire et la plus
nette par l'indication du but qui est de : « Faire de l'instruction pure
et simple, en dehors de toute préoccupation de secte et de parti. » Le
but est louable, sans doute, mais nous n'y voyons qu'une bonne
intention, et non la précision indispensable dans les choses pratiques.
« Tout cercle, ajoute-t-il, qui viendrait à l'enfreindre sortirait de
plein droit de la Ligue. » C'est là la mesure comminatoire ; eh bien !
ces cercles en seront quittes pour sortir de la Ligue, et pour en former
d'autres à côté, sans croire avoir démérité en quoi que ce soit ; voilà
donc la Ligue principale rompue dès son principe, faute d'une unité de
vue et d'ensemble. Le but indiqué est si général qu'il se prête à une
faute d'applications très contradictoires, et que chacun l'interprétant
selon ses opinions personnelles, croira être dans le vrai. Où est
d'ailleurs l'autorité qui peut légalement prononcer cette exclusion ? Il
n'y en a pas ; il n'y a aucun centre régulateur ayant qualité pour
apprécier ou contrôler les programmes individuels qui s'écarteraient du
plan général. Chaque groupe étant sa propre autorité, et son centre
d'action, est seul juge de ce qu'il fait ; dans de telles conditions,
nous croyons une entente impossible.
Nous ne voyons jusqu'ici,
dans ce projet, qu'une idée générale ; or, une idée n'est point un
programme. Un programme est une ligne tracée dont nul ne peut s'écarter
consciemment, un plan arrêté dans les plus minutieux détails, et qui ne
laisse rien à l'arbitraire, où toutes les difficultés d'exécution sont
prévues, où les voies et moyens sont indiqués. Le meilleur programme est
celui qui laisse le moins possible à l'imprévu.
« Il m'était
bien impossible de rien préciser, dit l'auteur, puisque la mesure
d'action de chaque groupe sera nécessairement déterminée par ses moyens
d'action ; » en d'autres termes, par les ressources matérielles dont il
pourra disposer. Mais ce n'est pas là une raison. Tous les jours on fait
des plans, on élabore des projets subordonnés aux moyens éventuels
d'exécution ; c'est seulement en voyant un plan, que le public se décide
à s'y associer selon qu'il en comprend l'utilité et y voit des éléments
de succès.
Ce qu'il aurait fallu faire avant tout, c'eût été
de signaler avec précision les lacunes de l'enseignement que l'on se
proposait de combler, les besoins auxquels on voulait pourvoir ; dire :
si l'on entendait favoriser la gratuité de l'enseignement en rétribuant
ou indemnisant les instituteurs et les institutrices ; fonder des écoles
où il n'y en a pas ; suppléer à l'insuffisance du matériel
d'instruction dans les écoles trop pauvres pour s'en pourvoir ; fournir
les livres aux enfants qui ne peuvent s'en procurer ; fonder des prix
d'encouragement pour les élèves et les instituteurs ; créer des cours
d'adultes ; payer des hommes de talent pour aller, comme des
missionnaires, faire des conférences instructives dans les campagnes, y
détruire les idées superstitieuses à l'aide de la science ; définir
l'objet et l'esprit de ces cours et de ces conférences, etc., ces
choses-là ou d'autres. Alors seulement le but aurait été nettement
spécifié. Puis on aurait dit : « Pour l'atteindre, il faut des
ressources matérielles ; nous faisons appel aux hommes de bonne volonté,
aux amis du progrès, à ceux qui sympathisent avec nos idées ; qu'ils
forment des comités par départements, arrondissements, cantons ou
communes, chargés de recueillir les souscriptions. Il n'y aura point de
caisse générale et centrale, chaque comité aura la sienne dont il
dirigera l'emploi selon le programme tracé, en raison des ressources
dont il pourra disposer ; s'il recueille beaucoup, il fera beaucoup,
s'il recueille peu, il fera moins. Mais il y aura un comité directeur,
chargé de centraliser les renseignements, de transmettre les avis et les
instructions nécessaires, de résoudre les difficultés qui pourraient
surgir, d'imprimer à l'ensemble le cachet d'unité, sans lequel la ligue
serait un vain mot. Une ligue s'entend d'une association d'individus
marchant d'un commun accord et solidairement vers la réalisation d'un
but déterminé ; or, dès l'instant que chacun peut entendre ce but à sa
manière, et agir à sa guise, il n'y a plus ni ligue, ni association.
Il ne s'agit pas seulement ici d'un but à atteindre ; dès l'instant
que sa réalisation repose sur des capitaux à recueillir par voie de
souscriptions, il y a combinaison financière ; la partie économique du
projet ne peut être laissée au caprice des individus, ni au hasard des
événements sous peine de péricliter ; elle demande une élaboration
préalable sérieuse, un plan conçu avec prévoyance en prévision de toutes
les éventualités.
Un point essentiel auquel on ne paraît pas
avoir songé, est celui-ci : Le but qu'on se propose étant permanent, et
non temporaire comme lorsqu'il s'agit d'une infortune à soulager, ou
d'un monument à élever, exige des ressources permanentes. L'expérience
prouvant qu'il ne faut jamais compter sur des souscriptions volontaires
régulières et perpétuelles, si l'on opérait directement avec le produit
des souscriptions, ce produit serait bientôt absorbé. Si l'on veut que
l'opération ne soit pas arrêtée dans sa source même, il faut constituer
un revenu pour ne pas vivre sur son capital ; par conséquent,
capitaliser les souscriptions de la manière la plus sûre et la plus
productive. Comment ? avec quelle garantie et sous quel contrôle ? Voilà
ce que tout projet reposant sur un mouvement de capitaux, doit avant
tout prévoir et déterminer avant de rien encaisser, comme il doit
également déterminer l'emploi et la répartition des fonds versés par
anticipation, dans le cas où, par une cause quelconque, il n'y serait
pas donné suite. Par sa nature, le projet comporte une partie économique
d'autant plus importante, que c'est d'elle que dépend son avenir, et
qui fait ici totalement défaut.
Supposons qu'avant
l'établissement des sociétés d'assurance, un homme eût dit : « Les
incendies font journellement des ravages ; j'ai pensé qu'en s'associant
et en se cotisant on pourrait atténuer les effets du fléau ; comment ?
je l'ignore ; souscrivez d'abord, et nous aviserons ensuite ; vous
chercherez vous-mêmes le moyen qui vous conviendra le mieux, et vous
tâcherez de vous entendre. » Sans doute, l'idée eut souri à beaucoup ;
mais quand on se serait mis à l'œuvre, à combien de difficultés
pratiques ne se serait-on pas heurté, faute d'avoir eu une base
préalablement élaborée ! Il nous semble que le cas est ici à peu près le
même.
La lettre publiée dans les Annales du travail, et
rapportée ci-dessus, n'élucide pas davantage la question ; elle confirme
que le plan et l'exécution du projet sont laissés à l'arbitraire et à
l'initiative des souscripteurs ; or, quand l'initiative est laissée à
tout le monde, personne ne la prend. D'ailleurs, si les hommes ont assez
de jugement pour apprécier si ce qu'on leur offre est bon ou mauvais,
tous ne sont pas aptes à élaborer une idée, surtout lorsqu'elle embrasse
un champ aussi vaste que celui-ci. Cette élaboration est le complément
indispensable de l'idée première. Une ligue est un corps organisé qui
doit avoir un règlement, des statuts, pour marcher avec ensemble, si
elle veut arriver à un résultat. Si M. Macé eût établi des statuts, même
provisoires, sauf à les soumettre plus tard à l'approbation des
souscripteurs qui eussent été libres de les modifier, ainsi que cela se
pratique dans toutes les associations, il eût donné un corps à la Ligue,
un point de ralliement, tandis qu'elle n'a ni l'un ni l'autre. Nous
disons même qu'elle n'a pas de drapeau, puisqu'il est dit dans la lettre
précitée : La ligue n'enseignera rien, et n'aura pas de direction à
donner ; il est donc superflu de s'inquiéter dès à présent des opinions
plus ou moins libérales de celui qui cherche à la fonder. Nous
concevrions ce raisonnement s'il s'agissait d'une opération industrielle
; mais dans une question aussi délicate que l'enseignement, qui est
envisagé à des points de vue si controversés, qui touche aux plus graves
intérêts de l'ordre social, nous ne comprenons pas qu'il puisse être
fait abstraction de l'opinion de celui qui, à titre de fondateur, doit
être l'âme de l'entreprise. Cette assertion est une erreur regrettable.
Du vague qui règne dans l'économie du projet, il résulte qu'en
souscrivant, nul ne sait à quoi ni pour quoi il s'engage, puisqu'il ne
sait quelle direction prendra le groupe dont il fera partie ; qu'il se
trouvera même des souscripteurs ne faisant partie d'aucun groupe.
L'organisation de ces groupes n'est pas même déterminée ; leurs
circonscriptions, leurs attributions, leur sphère d'activité, tout est
laissé dans l'inconnu. Personne n'a qualité pour les convoquer ;
contrairement à ce qui se pratique en pareil cas, aucun comité de
surveillance n'est institué pour régler et contrôler l'emploi des fonds
versés par anticipation et qui servent à payer les frais de propagande
de l'idée. Puisqu'il y a des frais généraux acquittés avec les fonds des
souscripteurs, il faudrait que ces derniers sussent en quoi ils
consistent. L'auteur veut leur laisser toute latitude pour s'organiser
comme ils l'entendront ; il ne veut être que le promoteur de l'idée ;
soit, et loin de nous la pensée d'élever contre sa personne le moindre
soupçon de défiance ; mais nous disons que pour la marche régulière
d'une opération de ce genre et pour en assurer le succès, il est des
mesures préliminaires indispensables qui ont été totalement négligées,
ce que nous voyons avec regret, dans l'intérêt même de la chose ; si
c'est à dessein, nous croyons la pensée mal fondée ; si c'est oubli,
c'est fâcheux.
Nous n'avons qualité pour donner aucun conseil dans cette question, mais voici généralement comment on procède en pareil cas.
Lorsque l'auteur d'un projet qui nécessite un appel à la confiance
publique, ne veut pas assumer sur lui seul la responsabilité de
l'exécution, et aussi dans le but de s'entourer de plus de lumières, il
réunit tout d'abord autour de lui un certain nombre de personnes dont
les noms sont une recommandation, qui s'associent à son idée et
l'élaborent avec lui. Ces personnes constituent un premier comité, soit
consultatif, soit coopératif, provisoire jusqu'à la constitution
définitive de l'opération et à la nomination d'un conseil permanent de
surveillance par les intéressés. Ce comité est pour ces derniers une
garantie par le contrôle qu'il exerce sur les premières opérations dont
il est chargé de rendre compte ainsi que des premières dépenses. C'est
en outre un appui et une décharge de responsabilité pour le fondateur.
Celui-ci parlant au nom, et s'étayant de l'avis de plusieurs, puise,
dans cette autorité collective une force morale toujours plus
prépondérante sur l'opinion des masses que l'autorité d'un seul. Si l'on
eût procédé ainsi pour la Ligue de l'enseignement, et si ce projet eût
été présenté dans les formes usitées, et dans des conditions plus
pratiques, les adhérents auraient sans aucun doute été plus nombreux,
mais tel qu'il est, il laisse trop à l'indécis, selon nous.
Quoique ce projet soit livré à la publicité, et par conséquent au libre
examen de chacun, nous n'en aurions point parlé, si nous n'y eussions
été en quelque sorte contraint par les demandes qui nous étaient
adressées. En principe, sur les choses auxquelles, à notre point de vue,
nous ne pouvons donner une approbation entière, nous préférons garder
le silence afin de n'y apporter aucune entrave. De nouvelles
explications nous ayant été demandées à propos de notre dernier article,
nous avons cru nécessaire de motiver notre manière de voir avec plus de
précision. Mais encore une fois, nous ne donnons que notre opinion qui
n'engage personne ; nous serions heureux d'être seul de notre avis, et
que l'événement vînt prouver que nous nous sommes trompé. Nous nous
associons de grand cœur à l'idée mère, mais non à son mode d'exécution.