La Comédie humaine
Paris, groupe Desliens, 29 novembre 1866. Médium, M. Desliens
La vie de l'Esprit incarné est comme un roman, ou plutôt comme une pièce
de théâtre, dont chaque jour on parcourrait un feuillet contenant une
scène. L'auteur, c'est l'homme ; les personnages sont les passions, les
vices et les vertus, la matière et l'intelligence, se disputant la
possession du héros qui est l'Esprit. Le public, c'est le monde en
général pendant l'incarnation, les Esprits dans l'erraticité, et le
censeur qui examine la pièce pour la juger en dernier ressort et
décerner un blâme ou une louange à l'auteur, c'est Dieu.
Faites
donc en sorte de vous faire applaudir le plus souvent possible et de
n'entendre que rarement le bruit du sifflet résonner désagréablement à
votre oreille. Que l'intrigue soit toujours simple, et ne cherchez
l'intérêt que dans les situations naturelles qui puissent servir à faire
triompher la vertu, à développer l'intelligence et à moraliser le
public.
Pendant l'exécution de l'œuvre, la cabale mise en
mouvement par l'envie, peut essayer de critiquer les meilleurs passages,
et n'encenser que ceux qui sont médiocres ou mauvais. Fermez l'oreille à
ces flatteries, et souvenez-vous que la postérité vous appréciera à
votre juste valeur ! Vous laisserez un nom obscur ou illustre, entaché
de hontes ou couvert de gloire selon le monde ; mais, lorsque la pièce
sera finie et que le rideau, tiré sur la dernière scène, vous mettra en
présence du régisseur universel, du directeur infiniment puissant du
théâtre où se passe la comédie humaine, il n'y aura ni flatteurs, ni
courtisans, ni envieux, ni jaloux : vous serez seuls avec le juge
suprême, impartial, équitable, juste.
Que votre œuvre soit sérieuse et moralisatrice, car c'est la seule qui ait quelque poids dans la balance du Tout-Puissant.
Il faut que chacun rende à la société au moins ce qu'il en reçoit.
Celui qui, en ayant reçu l'assistance corporelle et spirituelle qui lui
permet de vivre, s'en va sans restituer au moins ce qu'il a dépensé, est
un voleur, car il a gaspillé une part du capital intelligent et il n'a
rien produit.
Tout le monde ne peut pas être homme de génie,
mais tous peuvent et doivent être honnêtes, bons citoyens, et rendre à
la société ce que la société leur a prêté.
Pour que le monde
soit en progrès, il faut que chacun laisse un souvenir utile de sa
personnalité, une scène de plus à ce nombre infini de scènes utiles que
les membres de l'humanité ont laissées depuis que votre terre sert de
lieu d'habitation à des Esprits.
Faites donc qu'on lise avec
intérêt chacun des feuillets de votre roman, et qu'on ne le parcoure pas
seulement du regard, pour le fermer avec ennui, avant d'en avoir lu la
moitié.
Eugène Sue.